Pour tous : Le cinéaste Clément Schneider nous parle du film Rojo actuellement Aux Lobis
Sur le site de l'Acid, Clément Schneider a publié ce texte toujours à propos du film Rojo :
Dès le début, un troublant malaise
s'installe qui ne nous quittera plus, à travers une scène inaugurale
absolument virtuose, drôle et terrible à la fois, qui contient et
concentre tous les éléments que le film à venir va patiemment déplier,
l'un après l'autre, brossant ainsi, touche par touche, le portrait d'une
société au bord de l'abîme. Cet abîme, c'est la dictature qui s'est
abattu sur l'Argentine en 1976, un an après l'intrigue de Rojo qui prend ainsi l'air d'une répétition générale de la tragédie à venir, dont l'ensemble du pays deviendra alors le théâtre.
Aussi,
tout le film est-il travaillé de l'intérieur par un certain
pourrissement ; l'atmosphère crépusculaire, moralement nauséabonde,
apocalyptique, insinue son parfum de mort dans toutes les institutions –
famille, école… – préparant le terrain de cette dictature qui attend
son heure. Le talent de Benjamin Naishtat réside dans son habileté
jamais démonstrative à circuler d'un personnage à l'autre, d'un lieu à
l'autre, au rythme de cette contamination des âmes qui n'épargnera, au
bout du compte, personne. Si le film joue avec des archétypes – le
notable provincial, le détective, l'adolescente… – il veille toujours à
les décaler vers un certain inattendu qui les rend terriblement,
atrocement humains, sans psychologisation ni déterminisme – et donc sans
les dédouaner de leur responsabilité. Les citations formelles au cinéma
et aux séries télévisées des années 70 sont moins un clin d'oeil
complice au spectateur, un effet de mode ou un pastiche, qu'un biais par
lequel fouiller la mémoire d'un peuple qui a organisé sa propre amnésie
et l'obliger ainsi à regarder en face ce qui a eu lieu, ne pas
reconduire le déni propre aux années 70 : Rojo comme fable
morale sur les promesses non-tenue d'une époque qui se voulait légère,
libératrice, émancipatrice, et qui va au contraire se révéler un piège
mortel pour tous ceux qui désiraient penser, agir et vivre librement.
Enfin, la force du film réside dans sa propension à ménager de savoureux
moments d'humour, un humour jamais cynique, mais bien plutôt absurde,
noir ; sombre de cette obscurité propre aux périodes qu'on a dites, à
raison, « obscurantistes » ; de cette obscurité propre également aux
disparitions.
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